NOTES DE GUERRE

De mon grand-père Michel Dillard

 

Jerome Dillard

15/9/2006

 


 

 

 

 

 

A mes petits enfants,

Michel Dillard


NOTES DE GUERRE

 

 

 

2 août 1914. La déclaration de guerre nous surprend comme un coup de tonnerre. Les affiches « Ordre de mobilisation générale » tapissent les murs « Par décret du Président de la République, la mobilisation des armées de terre et de mer est ordonnée, ainsi que la réquisition des animaux, voitures et harnais nécessaires au complément de ces derniers. Le premier jour de la mobilisation est le 2 août 1914... »

Raymond quitte aussitôt Pornichet pour Blois.

La famille était en vacances à Porni­chet. Mon père était resté à Blois. De mes deux soeurs aînées, l’une était religieuse et l’autre avait épousé un architecte de Dieppe. Mes deux frères aînés étaient officiers de marine, Robert sur le Loiret à Rochefort et Pierre sur le Doudart de Lagrée en Chine. Mon frère Raymond vient de faire une année de Polytechnique. Quant à moi, combi­nant des études musicales avec ma licence en droit (que je ne pourrai terminer qu’après la guerre), j’étais à Pornichet avec mes plus jeunes frères Victor, Etienne et Paul.

Raymond arrive à minuit à Blois pour repartir le lendemain matin et n’a de cesse que mon père lui donne des louis d’or, seul paiement imaginable à cette époque (la solde des officiers fut payée en or pendant les premiers mois de la guerre). L’école Polytechnique le dirige sur le camp de Châlons où, aucun canton­nement n’étant prévu, on le loge dans une construction édifiée pour le tsar Nicolas Il.’

Je regagne également Blois dans l’intention de m’engager. Je trouve mon père très affairé par la réquisition, car l'armée ayant besoin de tissus de toutes sortes, toutes les réserves des magasins de mon père étaient accaparées par l’intendance de Blois, commandée par notre ami Georges Dolïveux. Aussi mon père avait peine à suffire à la tâche qui lui était demandée.

Ma mère et les enfants nous rejoi­gnent à la fin du mois, conduits en auto à la gare de Saint-Nazaire. Enfin ma soeur de Dieppe, après un voyage épique, se réfugie à Blois avec ses enfants.

Le 113e régiment d’infanterie a quitté Blois pour le front des armées, accompa­gné à la gare par les Blésois en larmes.

Le 25 août, un communiqué précise que le front s’étend « de la Somme aux Vosges » suscitant une émotion intense.

Quelques nouvelles nous parviennent. Pierre redescend le Fleuve Bleu à toute vitesse, suivi par une canonnière alle­mande. Raymond a été nommé officier au 460 d’artillerie. Il a fait la retraite du Nord. Les blessés arrivent en gare de Blois. On a transformé en hôpitaux les institutions. L’école Notre-Dame des Aydes, où nous avons tous fait nos études (Victor y entre en Mathématiques) devient l’hôpital 13 (Docteur Courboulés). Ma mère dirige la lingerie du lycée devenu hôpital 21 (Docteur Delthyl).

Puis c’est le tragique appel de Joffre: « Au moment où s’engage une bataille dont dépend le sort du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière... Une troupe qui ne pourra plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer sur place plutôt que de reculer... » et le communiqué du 10 Septembre « La bataille de la Marne s’achève en une victoire incontestable...»

J’avais 18 ans. Je fis les formalités nécessaires pour m’engager. Mais j’avais compté sans mon père. Le commandant de recrutement (Commandant Destenay) était de ses amis. Il me convoqua, me fit entendre que ma famille avait pour le moment suffisamment de représen­tants sous les drapeaux et me demanda de patienter.

Ma mère crucifiée d’avoir trois enfants en danger, me voyait partir avec beau­coup d’appréhension. Elle estimait que ma santé était délicate, que j’avais souffert des jambes toute ma jeunesse, et que mes maux de gorge étaient perpétuels. Je lui promis de choisir l’arme cycliste, m’entraînant à la marche et au sport et devançai l’appel de la classe 1916 pour obtenir d’être incorporé au 7e groupe cycliste à Orléans, quartier de Sonis.


 

 

 

 

Le groupe était commandé par le Capitaine de réserve Champ, rédacteur au journal l’Auto. Mon initiation fut assez pénible. Je fus d’abord privé de permis­sion pendant un mois. Puis, comme j’étais un des rares bénéficiant d’une éducation secondaire, je fus désigné d’office pour le nettoyage des cabinets tous les matins. Enfin, ma selle de bicyclette me blessant, je la déformai légèrement, et, pour ce crime, je dus coucher en salle de police pour la première et dernière fois de ma vie. À intervalles réguliers, nous descen­dions dans la cour les planches qui nous servaient de sommiers pour y brûler les punaises à la lampe à souder. Cependant le moral était élevé et dans les chambrées se succédaient les chants patriotiques « Ils n’auront pas l’Alsace et la Lorraine... », « À la légion, son accent alsacien... »

Quant à moi, j’avais un cafard monstre de cette ambiance, malgré nos amis Orléanais Lestang, Lemaire et Eymieu. Un peu plus tard, je pus louer une chambre avec Jean Mornet et Guy de Bersaucourt et partir de temps en temps à Blois le dimanche en permission vraie ou fausse. Mon père nous emmenait en break aux Grouets. Il lui arriva même d’oublier de revenir me rechercher à temps pour mon train de retour, m’obli­geant à gagner la gare au pas de course pendant huit kilomètres.

Puis ce fut le drame. Je vis un jour arriver mon père au quartier. Il s’entre­tint avec le Capitaine et m’emmena à Blois, m’annonçant en chemin que mon frère Pierre était tué.

Nous avions tous pour mon frère Pierre une affection particulière.

L’abbé Montagne, directeur de Notre ­Dame des Àydes avait reçu un télégram­me de Robert ainsi conçu « Pierre tué glorieusement. Prévenez ses parents qui peuvent être fiers de lui. »

Du Doudart de Lagrée, Pierre avait rejoint le Montcalm, puis embarqué le 6 septembre sur le Dupleix, partant pour une destination inconnue.

le 23 mai 1915, le vice-amiral Nicol, commandant l’escadre des Dardanelles, recevait de l’amiral anglais l’ordre d’envoyer sans délai un croiseur à Boudroum pour y chercher des rensei­gnements sur les sous-marins ennemis. Le 25, au lever du jour, le Dupleix arrive devant Boudroum. La veille, il avait croisé le Loiret et Pierre avait reçu le courrier de France des mains de son frère Robert.

La baleinière du Dupleix se voyant refuser la visite du port, Pierre, comman­dant la 1re compagnie de débarquement, part à son secours dans un canot armé en guerre. Les deux bateaux sont criblés de balles provenant des créneaux des remparts. Pierre fait alors débarquer ses hommes sur un îlot rocheux où il est frappé d’une balle à l’épaule. Il tam­ponne le sang qui coule de sa blessure et dirige le réembarquement sur un canot de secours. Il est alors frappé mortellement au ventre et meurt dans la nuit en disant « Dites au Commandant que je suis content de mourir pour la France et que ma dernière pensée est pour ma fiancée. »

L’amiral Guépratte épingle sur son cercueil la Légion d’Honneur et la Croix de guerre avec palme dont la citation porte « Commandant un canot armé en guerre, blessé deux fois en soutenant la baleinière assaillie par un feu intense, tombé glorieusement après avoir lutté jusqu’au bout. » Il écrit à mes parents « Votre jeune fils, qui était l’honneur de sa promotion, vient de verser son sang pour la France avec une vaillance et une générosité qui ont fait notre admira­tion à tous... »

Ma mère commençait son long cal­vaire.

A l’instigation de mes parents, Raymond apprit la terrible nouvelle par le marquis de Polignac qui était de son unité.

Je restai à Orléans jusqu’au 15 septembre où je fus nommé élève-aspi­rant à Saint-Cyr. Avant mon départ, mon capitaine s’empressa de faire effacer de mon livret militaire ma punition de salle de police.


 

 

 

 

 

L’école spéciale militaire de Saint-Cyr me laissera des souvenirs dont je serai empreint toute ma vie. Le cadre, la qualité des officiers instructeurs, les traditions, l’esprit de corps et de cama­raderie ont façonné au plus haut point mon esprit de commandement et ma conception de l’honneur militaire. J’y rencontrai Jacques Querenet (qui devait devenir mon cousin) et Marc-André Gonin, tous deux futurs avocats du Conseil de l’Ordre.

Je fus versé à la 1re Compagnie (capitaine Mathenet) et à la 1re Section (lieutenant de Richemont). L’instruction était très dure et souvent à la limite de nos forces. Cependant la mère Malvina nous accompagnait à l’exercice et nous réconfortait de ses sandwiches. J’eus la malencontreuse idée d’attraper la scarla­tine le 28 novembre et d’être hospitalisé à Versailles à l’hôpital Dominique Larrey. Ma scarlatine s’aggrava et se compliqua de diphtérie. J’étais considéré comme perdu. Une certaine nuit, je fus veillé par une infirmière bénévole, Mademoi­selle de Loynes, qui me fit des lavages de gorge toutes les heures. Le lendemain, j’étais sauvé. Mes parents, inquiets, me faisaient visiter par une de leurs vieilles amies de, Blois, Madame Dauge. J’eus 30 jours de convalescence et regagnai Saint-Cyr dont je ressortis le 7 mai 1916 avec le grade d’aspirant.

L’année 1915 avait été stérile en résultats militaires. Les tentatives de percée du front n’avaient pas abouti et l’offensive d’Àrtois et de Champagne avait coûté aux seuls Français 135000 tués ou disparus et 200000 blessés graves. L’Amérique avait failli entrer en guerre à la suite du torpillage du paque­bot anglais Lusitania transportant 1 200 passagers dont 118 américains. Enfin, le 21 février 1916, l’ennemi attaque sur le front de Verdun et s’empare du fort de Douaumont. Pétain est appelé au commandement du secteur de Verdun.

Les nouvelles de mes frères sont glorieuses. Robert a été nommé sur le cuirassé Saint-Louis, puis sur le croiseur auxiliaire Champagne. Raymond se bat à Verdun et récolte deux belles citations « Venu sur sa demande le 25 avril 1916 remplacer au poste d’officier adjoint au commandant de groupe un camarade blessé, a fait preuve dans ses fonctions d’un entrain remarquable. A donné l’exemple du sang-froid et du courage en portant à plusieurs reprises des ordres de tir aux batteries sous de violents bom­bardements. Toujours volontaire pour les missions les plus périlleuses et les plus dures, s’est dépensé sans compter pour assurer les liaisons téléphoniques et optiques avec les tranchées avancées » (61e régiment d’artillerie) « officier plein d’entrain toujours prêt à se rendre aux tranchées et à accomplir les missions les plus difficiles, montrant, sous les plus violents bombardements, un mépris absolu du danger. A été, dans les durs combats du 19 au 25 mai 1916 pour le Commandant du groupement, un auxi­liaire des plus précieux, toujours volon­taire pour le service d’observation et provoquant en temps opportun le déclenchement des tirs de barrage qui, notamment le 20 et 22 mai 1916, ont arrêté net les attaques ennemies. » (4Oe division d’infanterie). Victor, mobilisé en février 1916, est affecté à la 105e batterie de 58 T (crapouillots) du 44e d’artillerie à la 69e division où il retrouve Raymond.

Je pars au front avec armes et bagages via Montargis, Sens, Troyes et Mourmelon et je rejoins le 7e groupe de chasseurs cyclistes le 22 mai 1916 à Trépail (Marne). Reçu froidement par le lieutenant Dupuis (Instituteur à Cer­cottes) je pars le soir même aux tranchées avec des sous-officiers légère­ment éméchés par le vin de Champagne.


 

 

 

 

 

Je fais donc en Champagne mes débuts de combattant. J’ai ainsi de la chance car les tranchées sont creusées dans la craie et par conséquent relati­vement propres. Je saurai plus tard ce que sont les tranchées dans la boue. La relève s’effectue avec son silence ordinaire, dans la nuit noire, malgré le bruit difficile à éviter des fusils et des gamelles et les « faites passer »inévitables. Petit serrement de coeur en arrivant aux premières lignes en se disant : Je suis l’avant-garde de l’armée, au contact immédiat de l’ennemi, et je veille sur le sommeil des Français...

Ici les corvées de ravitaillement arri­vent sans difficulté. Comme nourriture le perpétuel « singe» (boeuf en conserve). Naturellement on couche sur la terre. Ce n’est terrible qu’en plein hiver. Je fais connaissance avec les poux (les totos) reconnaissables à leur croix de fer. J’évite les « feuillées » pleines d’asticots grouillant. La plaine sent le mort en putréfaction. Il faut s’y habituer. La vue du cadavre cependant m’écoeure car les orbites de ses yeux sont remplies d’asticots. Quant à l’odeur des chevaux morts et gonflés, elle est insupportable.

Secteur sans attaque. La nuit, nous posons des barbelés devant nos lignes et l’ennemi s amuse à nous arroser d’obus de 150 bien pointés.

Nous sommes relevés le 3 juin. Can­tonnement à Trépail où je reste pour un cours de grenadier, alors que le groupe part à Monts de BiIly se faire massacrer par des obus de gros calibre. C’est le commencement de ma prise en charge par la Providence. Enfin retour en ligne le 12 juin, où, sur ma demande, on me donne le commandement du groupe franc, groupe de volontaires pour les patrouilles.

Chaque nuit, nous passons les bar­belés et fouillons la plaine de part et d’autre de la route de Nauroy. Le 17 juin 1916 est mon jour de chance. L’ennemi patrouille également et à la même heure. Je vois leurs ombres passer la route. Ils sont plus nombreux que nous et nous coupent la retraite. Dans nos tranchées, ils nous pensent perdus, car ils ne peuvent tirer. Je décide de bluffer et de passer à l’attaque. Nous nous formons en tirailleurs comme à la manoeuvre. Par bonds, nous marchons sur le centre ennemi que protège un vieux camion laissé là au cours de la bataille de la Marne. L’ennemi tente de déborder notre gauche. Sur mon ordre, nous tirons un feu de salve en criant et nous déplaçant pour faire croire au nombre et nous chargeons délibérément l’ennemi qui se disperse, pris de panique, en abandonnant sur place armes, équipements et vêtements tout souillés du sang des blessés. C’est miracle que nous n’ayons pas été capturés.

A ma grande surprise, je suis cité à l’ordre de la 7e brigade de cavalerie

légère pour avoir conduit une patrouille « avec énergie et beaucoup de courage ».

J’en préviens Blois avec une fierté non dissimulée.

Ma mère avait disposé une croix de guerre à long ruban sur la cheminée du salon et y collectionnait les citations de ses fils. « Ce sont mes titres de noblesse » disait-elle.

Raymond vient me surprendre au cantonnement de Trépail et m’emmène déjeuner à Epernay pour fêter mes premières armes.

 


 

 

 

 

 

A l’est, la bataille de Verdun fait 190000 morts français et 270 000 blessés.

Le 30 juin, le général Gouraud nous passe en revue avec des troupes russes au camp de MaiIly. Six jours de tranchée sur la route de Nauroy (toujours) et embarquement par une chaleur torride à Oiry, par Epernay, Meaux, Noisy le Sec et Saint - Just - en - Chaussée pour l’offensive de la Somme.

La Somme. Fleuve de boue. Les « poilus » coupent leur capote à mi-cuisse pour ne pas emporter des paquets de boue. Nous sommes en réserve. Trous­sures, Moimont, Oursel-Maison, Lafraye. Le gênéral d’Urbal passe en revue le corps de cavalerie. La Neuville sur Àuneuil, Couloisy, Offémont, sur le plateau de Quennevières. Mon carnet marque « Beaucoup de puces, beaucoup de rats. » Nous changeons vingt fois de cantonnement sans savoir pourquoi. Enfin, je m’évade en permission à Blois.

Beaucoup d’émotion, mais une cer­taine attitude due à l’émulation devant la belle conduite de mes frères, et au fait que les civils vous considèrent un peu comme un héros. Victor a déjà glorieusement débuté. Il est cité à l’ordre de la 69~ division. «Une pièce ayant été réduite au silence par l’éclatement d’une torpille ennemie qui avait blessé grièvement un servant et bouleversé la position, s’est porté de sa propre initia­tive à cette pièce, l’a remise en état de tirer, et l’a servie lui-même sous un très violent bombardement de torpilles et d’obus. »

J’ai eu grand mal a retrouver mon unité car je n’avais pas d’indications et j’ai dû faire de nombreux kilomètres dans la boue, sac au dos. Les routes de la Somme avaient vingt mètres de large. Les camions circulaient en deux files sans interruption.

Départ aux tranchées le 20 novembre. Le Quesnay, Beaufort, Maucourt, ChiIly. La relève est très pénible. Le guide se perd. Il nous fait errer toute la nuit, très fatigués. Je m’établis dans un ancien abri boche. Si l’ennemi vient, je regar­derai la direction de l’attaque et nous ferons feu. Les obus pleuvent. Chaumes est en feu. Le ravitaillement n’arrive pas. L’horizon est affreux. Les cadavres jonchent le paysage dans une mer de trous d’obus. C’est là que j’ai admiré mes petits chasseurs qui étaient volon­taires pour remplacer leurs camarades tués ou blessés l’un après l’autre au poste de guet.

La Somme a coûté 140000 tués et 210000 blessés. Le général Nivelle remplace le général Joffre à la tête de l’armee.

Relève le 24 novembre sous la pluie. Je dors avec mon uniforme trempé et attrape des rhumatismes articulaires au genou gauche. Je refuse de me faire évacuer et suis le groupe dans le camion d’ambulance. Sinapismes, pointes de feu.

Tranchées relativement calmes à Soissons en Décembre où j’avais la bêtise d’aller d’un peloton à l’autre, la nuit, en passant par le no man’s land.

Notre capitaine, le Capitaine Muller, auquel je suis attaché, nous quitte, car il est nommé adjudant major au 25e bataillon de chasseurs à pied. Je regrette d’autant de le voir partir pour des unités d’attaque que j’en avais déjà fait moi-même la demande. Notre part n’a pas été assez active dans l’offensive de la Somme. J’insiste donc à nouveau pour le suivre et, cette fois, ma mutation est accordée.

Le temps de composer une revue pour le groupe à Donnemarie, je sable le champagne avec les officiers et me sépare de mes hommes avec beaucoup d’émotion.

Je rejoins le 25e bataillon de chasseurs à Joignes, le 13 février 1917.

 


 

 

 

 

 

J’étais plein de cran et fier d’appar­tenir à une unité d’élite qui venait de se couvrir de gloire à Verdun et qui fut décimée aux Eporges, mais j’étais assez triste d’avoir quitté mes hommes du groupe cycliste auxquels j’étais attaché. Mon sous-officier, le sergent Delaporte, devait être quelques temps plus tard décapité par un obus. Enfin, sauf le capitaine Muller, je ne connaissais per­sonne au 25.

Je fus reçu par le Commandant Cabotte, commandant le 25, plus tard général, héros légendaire qui attaquait toujours en tête de ses troupes avec son ordonnance et le fanion du bataillon. Il me reçut en me laissant au garde à vous et me fit un petit discours dans lequel il me dit que je n’étais que de la chair à canon, comme les autres, et que je n’avais qu’à souhaiter de tomber héroïquement comme eux. C’était glacial, comme l’hiver que nous traversions.

Je suis affecté à la 1re Compagnie au commandement de la 2e section (4 escouades, 40 hommes).

Comme une offensive est prévue prochainement, on envoie les hommes en permission. J’en profite pour passer dix jours à Blois et reviens pour partir aux tranchées. Mon carnet marque «28 kilomètres par un froid intense ». Une véritable pluie de glace me cingle le visage et me coupe les jambes. Mon nouveau capitaine, le capitaine Ducrocq prend le commandement de la compa­gnie. Il vient du 12e cuirassiers. Il a grande allure et, jusqu’à sa mort sous mes yeux, il sera un ami et un chef admi­rable. Nous montons aux tranchées dans le secteur de Sermoise au pont de Missy. On voit l’ennemi de l’autre côté de l’Aisne.

Mais c’était le jour du recul volontaire allemand de 1917. Le soir même de notre arrivée en ligne, le 18 mars, nous passons l’Aisne et, par marches forcées, atteignons Soissons par Salsogne, Nan­teuil-sous-muret, Rozières et Vignolles.

Nous y arrivons en débandade tellement nous sommes épuisés. A Soissons même, dans une cour que je revois encore, on nous sert un café très alcoolisé qui mira­culeusement, nous donne de l’ardeur malgré notre fatigue extrême. Nous cantonnons à Crouy où les arbres fruitiers sont méthodiquement coupés et les sources infectées, puis nous sommes engagés sur le plateau au nord de Vregny.

Il  fait un froid invraisemblable dans cette tranchée où nous couchons et où j’essaie de dégeler mes pieds sur un réchaud à alcool solidifié. Mais le « boche » nous a repérés et nous bom­barde pendant trois heures de suite. Les pertes sont sévères, mais au 25 on en a l’habitude. Puis nous partons dans le secteur de la ferme du Pont Rouge.

27 mars 1917, 5 heures « Mon capitaine, je vous affirme qu’il n’y a pas grand monde en face de nous —Vous croyez? — J’en suis convaincu.

      Alors, marchez. Je vous laisse libre. »

6 heures, prise de deux petits postes ennemis avec des prisonniers et quantité de matériel et de munitions.

Le même jour, 15h45, préparation d’artillerie hélas trop courte. Les 75 nous ravagent, Il est terriblement démorali­sant d’être bombardé par sa propre artillerie, d’autant que le 75 éclate sec. 16h. Progression à la grenade par les  boyaux. Prise du « chemin creux ». Affaire sérieuse. Le soir enfin relève.

Cantonnement à Noyant. Les nouvel­les de Russie sont mauvaises. Le régime tsariste s’effondre et les troupes sont en déroute. Cependant l’intervention américaine est décidée, ce qui nous réchauffe le coeur. Et puis, j’ai ma pre­mière citation au 25e chasseurs, qui relève singulièrement ma cote auprès de mes camarades : « Chef de section calme et courageux. A montré beaucoup d’entrain et d’audace dans l’attaque à la grenade du 27 mars 1917.»

Les nouvelles de Blois sont bonnes. Raymond est observateur d’aviation à l’escadrille 17.

Après quelques jours seulement de repos, nous montons en ligne au château de Soupir pour une période de travail de préparation d’attaque.


 

 

 

 

 

16 avril 1917. 6 heures du matin. Attaque. Enfin. Mon impatience était grande. Comment va-t-on gravir ce Mont Sapin qui est devant nous? Comment va-t-on franchir ce barrage d’artillerie ininterrompu depuis des heures et qui fait rage devant nous? 6h moins 4, moins 3... un pied sur le premier des gradins de franchissement, le révolver armé dans la main droite, je vais sortir en tête de mon unité. 6h moins 2, moins 1... Peut-être dans une minute serai-je tué en sortant de la tranchée. Mais non. 6 h. En avant. Les fils de fer sont franchis. C’est un fracas d’enfer. Un obus tombe à mes côtés, tuant un petit caporal et deux chas­seurs. Je m’en aperçois à peine. Il fait un soleil radieux qui illumine toutes les baïonnettes sur des kilomètres. Un vrai tableau de Detaille. Montons! Montons! Arrivés presque à la crête, nous nous arrêtons. Nous sommes en flèche. Les mitrailleuses crachent de partout. De tous les abris ennemis partent des fusées vertes. A notre gauche, les sénégalais attaquent, couteau entre les dents, et envahissent les « creutes », dont ils ressortent rapidement, notre artillerie tirant trop court. Je braque mes fusils mitrailleurs qui enfilent Chavonne. Des mains se lèvent : Kamerad! De partout alors sortent des files de prisonniers, 50, 100, 500 qui descendent vers nos lignes. Un capitaine boche se rend au capitaine Ducrocq et le félicite en bon français de l’entrain de nos chasseurs. A 10 heures, le Mont Sapin est pris, Pas trop de pertes et nous apercevons le 29e chasseurs en renfort. Au tableau, 22 mitrailleuses intactes et 10 canons de tranchée.

A midi, nous réattaquons. Le général Nivelle veut profiter de l’effet de sur­prise, mais nous sommes stoppés net par un nid de mitrailleuses irréductible, et nos 155 tirent trop court.

Le lendemain, nous attaquons par le boyau Falkenhayn. Nous sommes pris d’enfilade par une pièce boche de 150 qui fait des ravages dans nos rangs. Les hommes sont atterrés. Je me rappelle ce pauvre Galland que j’ai du menacer de mon révolver pour le faire sortir de son trou et attaquer. Je me rappelle surtout ce pauvre mourant anonyme qui, du fond d’un abri, me crie « N’entrez pas là, mon lieutenant, c’est la mort ». Quelques secondes après, un obus défonçait l’abri, déchiquetant ce héros que personne ne connaîtra dans l’histoire. Quelque peu énervé, je trébuche sur les cadavres et j’arrive enfin au capitaine qui me donne l’ordre de cesser l’attaque.

Mais l’ennemi, menacé de déborde­ment, part précipitamment. Nous prenons position le soir même dans le boyau d’Ostie, encombré de cadavres ennemis que nous alignons dans la boue pour pouvoir progresser dans le boyau. L’un d’eux sert de parapet. Il est en morceaux et caparaçonné de boue. Je remarque que sa bouche remue encore et je lui tire une balle dans la tête pour abréger ses souffrances.

19 avril. C’est la rase campagne. Nous trouvons maintenant de l’herbe, des arbres. Nous marchons à la boussole et nous faisons halte à la ferme de Folemprise, puis nous sommes relevés par le 26e chasseurs.

Nous défilons dans Braisne, fanfare en tête, mais les pertes sont lourdes et le bataillon est squelettique. Les habitants délivrés, pleurent sur notre passage.

Je pars en permission à Brest pour le mariage de Robert. Je crois rêver,

car je sors d’un enfer. L’offensive a fait 40 000 prisonniers, mais elle a coûté

60 000 morts.

Le bataillon gagne la fourragère.

Je suis nommé sous-lieutenant.

 


 

 

 

 

 

Coup sur coup, il me fallait connaître maintenant l’enfer du Chemin des Dames, enfer auquel mes pauvres « poilus », pourtant spécialistes des atta­ques1 ont difficilement pu résister.

7 mai 1917. Avec le 6e corps (127e division), nous montons en ligne devant la ferme de la Royère. Le secteur est très pénible. Ce ne sont que trous d’obus. Nous sommes dans l’eau jusqu’à la ceinture. Les obus pleuvent. Mes hommes, fatigués de l’offensive du 16 avril, sont à la limite de leur résistance et commen­cent à maugréer, d’autant que les pertes sont sévères. Chaque nuit, des corvées gagnent le ravin d’Ostel pour refaire le boyau des Voraces constamment défoncé par les obus.

L’ennemi attaque le 14 sur tout le front. La bataille est très chaude. Il est stoppé net. Le 29e B.C.P. qui est en ligne perd une compagnie entière (capitaine Bertin) à ta Chapelle Sainte-Berthe. Nous sommes en renfort, mais je m’installe en 1re ligne avec mes hommes dans un élément de tranchée vite repéré par une pièce de 88 qui ne nous laisse en paix qu’après avoir tué mon caporal et mon sergent (cher sergent Ribault). Affreusement déchiquetés, ils sont enter­rés sur place et dans la boue. Enfin, nous croyons la relève venue, mais nous remontons immédiatement en ligne et à nouveau devant la Royère, tranchée de la Gargousse. Mes chasseurs éreintés, ne veulent plus rien entendre. La relève définitive le 20 mai se fera en déban­dade pour aboutir à Nangis après rassemblement à Chavonne. Mon brave Fayon m’a demandé la permission de se saouler à mort. Je l’y autorise pourvu qu’il ne sorte pas du cantonnement. Je l’ai aperçu en bel état, mais il a tenu parole.

Lettre de ma mère : Raymond est cité à l’ordre de la 69e division : «Très bon observateur, calme et méthodique, a, pendant la préparation d’artillerie, réussi la plupart des réglages qui lui furent confiés. S’est particulièrement distingué pendant les attaques du 16 avril, en exécutant deux liaisons d’infan­terie à faible hauteur. »

Départ dans les Vosges le 5 juin. St-Amé, Remiremont, Liezey, Fraize et montée aux tranchées du Linge. Cela nous change du Chemin des Dames. Secteur calme. Nous sommes dans les sapins. Mon carnet marque « Liaison à cheval dans les nuages, côtoyant des précipices. Je me fie au flair de mon cheval. »

Montée en ligne au Schratzmaneele. Nuits très agitées. Une torpille arrive à 2 mètres de moi. Elle n’éclate pas. Nous nous emparons de la pancarte boche annonçant la prise de Premysl, pancarte qui agaçait le capitaine.

Quelques jours agréables à Longemer, puis nous remontons au Schratzmaneele. L’ennemi est très remuant. Nous ne dor­mirons ni de jour ni de nuit. Coup de main ennemi pour enlever ma section. J’évacue la première ligne et fais déclan­cher un formidable tir de barrage qui stoppe l’adversaire. Celui-ci riposte par des torpilles.

Relève à Gerbepal chez le curé qui meurt dans la nuit. Cette solitude avec ce cadavre m’est désagréable. Comme je suis bachelier en droit, on me réclame à la division comme avocat au conseil de guerre. Je n’oublierai jamais que j’ai laissé condamner un pauvre terri­torial alors que j’ai fait acquitter le coupable sergent Sad Saoud. Il est vrai qu’entre temps, j’avais fort bien déjeuné chez le général d’Anselme.

Nous devions monter encore en ligne au Barrenkopf en Décembre, dans des tranchées glaciales où les hommes avaient à peine la force de tenir leur grenade à main. J’avais un passe-mon­tagne envoyé de Blois, mais j’ai eu le nez gelé, ce qui est très pénible, car il se forme de gros furoncles suppurants à l’intérieur. Enfin, permission.

Les nouvelles sont inquiétantes. La révolution russe s’accentue. Les italiens sont défaits à Capporetto. Cependant Clémenceau a pris le gouvernement et Pétain a rétabli le moral de l’armée par sa bonhomie et son souci du bien-­être du soldat.

Alors pendant trois mois, ce sera une série de repos et de cours d’entraînement d’abord à Beaulieu, dans le Doubs, ou nous sommes très bien reçus et ou je fais du deux pianos avec Madame Duvernoy-Peugeot, puis à Monthureux où, avec le capitaine Fontaine, je dirige un cours de gradés, enfin à Martigny les Bains pour un cours de tanks. Enfin revue par le général de Mitry et fête du 355e d’infanterie où je retrouve mon Commandant Muller qui avait quitté le 25e B.C.P.

Raymond continue à se couvrir de gloire. Il est versé à l’escadrille 43 pour l’instruction des américains, après avoir été cité à l’ordre du 3e corps d’armée : « Blessé le 8 août dans un accident survenu au cours d’un vol sur les lignes, n’a consenti à prendre aucun repos. A volé journellement et rendu les meilleurs services pendant les combats du 10 au 20 août1917.»

Victor, blessé à l’épaule par un coup de révolver ennemi est cité à l’ordre du même corps d’armée et soigné à Lyon : « Jeune officier d’un courage au dessus du tout éloge, faisant l’admiration de tous les hommes par son mépris absolu du danger. »

Quant à Robert, il est cité à l’ordre de la Division navale : « Officier plein d’entrain. Très beaux services de guerre aux Dardanelles et sur la Champagne. »

La croix de guerre de ma mère s’al­longe.


 

 

 

 

 

Il  était inévitable que je sois frappé à mon tour.

Avril 1918. L’ennemi lance soixante divisions de la Scarpe à l’Oise. Mon camarade Paillet m’écrit à Blois « Nous partons pour la fournaise. Tu es affecté au C.l.D. comme permissionnaire. »Cette perspective était loin de me séduire et j’étais bien décidé à ignorer cette affectation. Je m’embarque au hasard pour retrouver mon unité. Le Bourget, Creil, Leuilly. Aucun renseignement. Une auto m’amène à Breteuil d’ou une deu­xième auto me fait gagner Estainvilliers. Là, je trouve la brigade. Lienard me prête une bicyclette pour aller me mettre en tenue de combat à Epagny. Mais ma cantine est déjà partie au C.l.D. Devant ma désolation, le sergent secré­taire Desagnat me prête ses affaires. Je pars alors à Grivesnes, où mon bataillon monte en ligne, sous un marmitage d’enfer. Il est inouï que l’aie pu traverser ce barrage... J’arrive enfin à ma compa­gnie qui montait en ligne, en disant : « Me voilà! J’arrive à temps. Je monte en ligne avec vous. » sous les yeux ébahis du capitaine et de mes hommes.

Nous arrivons sans trop de pertes dans les trous qui entourent le village de Grivesnes. Avec moi, j’ai une mitrail­leuse. Sept fois, l’ennemi attaque dans la journée du 4 avril. Sept fois il est repoussé avec de lourdes pertes. Il ne conservera le soir qu’un petit coin du parc du château. La nuit, nous faisons bonne garde. J’installe un poste à quel­ques mètres de l’ennemi, au carrefour des routes.

5 avril. La matinée est calme. Nous commençons à penser que l’ennemi renonce à la possession de ce village âprement disputé, lorsqu’à 14 heures, nos 75 entament une préparation courte et dense. Au même instant, je reçois l’ordre du Capitaine Hautier, à ma droite, de me porter en avant de 300 mètres. Cela me paraît d’autant hasar­deux que les Anglais à ma gauche n’avancent pas, et que les mitrailleuses ennemies, flanquant notre front, balaient les débouchés du village. Il n’y a pas a discuter. D’un bond, j’enlève ma section, arrêtée au bout de quelques mètres par le feu ennemi. Je progresse alors seul avec mon ordonnance, par bonds, pour repérer le terrain et tacher d’avoir une liaison avec des éléments voisins. C’est alors qu’une mitrailleuse boche me prend véritablement à partie, et lorsque, couché, je me hausse sur mes bras pour inspecter le terrain, je reçois un coup de massue à l’épaule gauche. Sans ce rétablissement sur les bras, c’est le coeur qui prenait... Je dis à Biot, mon ordon­nance « Ça y est, mon vieux, je suis foutu. » Mais lui ranime mon courage et, malgré le sang qui coule de ma blessure, me persuade de gagner l’abri le plus proche, ce que je fais sans trop de peine, la blessure étant chaude. Là, après avoir donné des ordres pour ma section, je suis pansé sommairement. Des jeunes de la classe 17 qui étaient dans l’abri, deux se trouvent mal. Mais je ne puis aller plus loin, cor l’entrée de l’abri est visée par une mitrailleuse ennemie.

A la nuit, l’aumônier arrive et me donne l’extrême onction. Ma blessure n’est pas belle à voir, car la poitrine est ouverte sur 30 centimètres et les lèvres se sont écartées. A 20 heures seulement, on me transporte en brancard. Le commandant du bataillon (Commandant Lamarche) me serre la main au passage et j’arrive à Septoutre à travers les barrages d’artil­lerie où mes brancardiers plus d’une fois se planquaient dans les fossés, me laissant sur la route.

Là, j’ai connu la plus horrible nuit de mon existence. A Septoutre, je trouvai une affluence formidable de blessés. C’étaient tous ceux du 9e corps qui avait attaqué ce jour là. On nous empile dans un hangar, à la merci du moindre obus. Nous devions y passer toute la nuit. Défense d’éclairer pour ne pas être repérés par l’artillerie ennemie. Certains blessés devenaient fous, et, se dressant, marchaient sur la blessure de leur voisin. Tous hurlaient, demandaient à boire et formaient un concert horrible de cris déchirants. Les autos, embourbées, n’arrivèrent qu’à 6 heures du matin.

On m’emmène à Paillard pour y rece­voir une piqûre antitétanique et je suis hospitalisé à Beauvais dans une chambre que je partage avec le capitaine Langlois, de Tours, blessé au ventre, et dont le sang coulait jusque sous son lit. Comme mes jambes n’étaient pas atteintes, j’essaye en vain de trouver un infirmier. De guerre lasse, je soigne moi-même le capitaine. Puis, ne voyant venir aucun soin, j’obtiens, au bout de trois jours, d’être évacué.

Creil, Juvisy, Vendôme. Je réclame le médecin du train car ma blessure, infectée, répand une odeur nauséabonde. Il     me dit « C’est la sueur. » et s’en va tranquille... A Saint-Pierre-des-Corps, je demande à être descendu. On m’hospi­talise à Saint-Gatien de Tours. J’étais en assez piteux état. Ma blessure est d’abord largement désinfectée à l’éther, puis je suis opéré par le docteur Ombre­danne qui me suture le pectoral et les chairs environnantes en s’efforçant de me conserver la liberté des mouvements de mon bras gauche. Je lui en ai voulu d’arracher chaque jour d’un seul coup mon pansement (à tel point que je le faisais décoller au préalable par la bonne soeur) mais je lui dois l’élasticité de ma cicatrice.

J’ai des nouvelles de ma compagnie. Le Capitaine Ducrocq me fait une réputa­tion flatteuse. Il écrit à sa femme (Lettres du Capitaine Ducrocq) « J’ai vu le petit Dillard l’autre jour, emmenant sa section à l’attaque sous les rafales de mitrail­leuses. Il venait de permission la veille. Il savait officieusement qu’il était affecté au dépôt divisionnaire, mais ne le sachant pas officiellement, il est revenu au bataillon. Il partait sous les balles, la canne à la main, en riant. Il a fait 20 mètres, mais quel exemple ! » Le moins que je puisse dire est que je ne riais pas...

A Tours, le journal m’apprend la mort à l’hôpital de Beauvais du Capitaine Langlois...


 

 

 

 

 

Dès que je peux commencer à me servir de mon bras, je demande à partir en convalescence, bras en écharpe.

Ma mère, toujours calme et résignée, décorait la cheminée du salon. Ma citation était signée Mangin. Elle portait : « Jeune officier très brave, plein d’allant, sachant communiquer à tous son entrain et son esprit du devoir. Grièvement blessé le 4 avril 1918 en se portant à la tête de sa section vers un point dangereux dans un moment critique. » Mais l’aviation et l’artillerie avaient aussi leur page de gloire. Raymond d’abord : «le 16 mars 1918, a réglé toute la journée le tir de 12 batteries, faisant preuve de la plus grande virtuosité et de la plus belle énergie. Le 6 juillet, a exécuté dans des conditions atmosphé­riques très défavorables une reconnais­sance à basse altitude, mitraillant les tranchées ennemies et rapportant des renseignements du plus haut intérêt pour le commandement. « (ordre 2e armée). Victor ensuite : « Jeune officier dont l’entrain et le courage font l’admiration de tous. Lors de la préparation d’un coup de main, après s’être dépensé sans compter pour mener à bien le ravitail­lement en munitions, a fait preuve d’un magnifique dévouement en s’avançant dans une zone bombardée, tout près du point de chute de ses bombes, pour s’assurer lui-même de la destruction des réseaux qu’il avait à faire. » (69e division).

J’avais le plus grand désir de repartir au plus tôt pour le front, rejoindre mon cher capitaine avec qui je me tenais en liaison et les quelques camarades et hommes qui me restaient. Aussi m’adonnai-je à un entraînement physique intensif avec un professeur de gymnas­tique suédoise pour pouvoir me servir de mon bras gauche et en même temps reprendre des forces. (Lettres du capi­taine Ducrocq) «J’ai reçu aujourd’hui une très belle lettre de Dillard. Il. est un peu affolé à cause de Paillet... Il veut revenir avant d’être guéri. Ce petit gosse est décidément très chic... ».

Le 27mai 1918, les Allemands avaient attaqué en force le Chemin des Dames et fait 50000 prisonniers. Le généralis­sime Foch décide de tenir coûte que coûte.

Je rejoins mon bataillon dans l’Est au camp de Gilaumont. J’ai tout de même un peu de lassitude, mais je suis heureux de retrouver mon capitaine. La compagnie a été très éprouvée en mon absence. Le lieutenant Paillet a perdu ses deux jambes. Le capitaine Ducrocq écrit au général, son père «J’ai eu une bonne surprise. Mon petit Dillard est revenu. Il a une belle cicatrice à la poitrine, mais toujours le même entrain et le même coeur. Je le remets à la 1re compagnie. C’est un vraiment tout à fait chic officier. Et cela m’a causé une réelle joie. Rien de tel quand on a vu un type sur un brancard à moitié mort, que de le retrouver ainsi. Je crois qu’il a fait la conquête d’une américaine et de plusieurs françaises pendant sa convalescence » (gratuit) « Le petit sacri­pant! Il s’est moqué de moi parce que j’étais adjudant major. Je le lui ai rendu en lui demandant ostensiblement des nouvelles de l’arrière... »

Nous quittons les Eparges pour gagner l’Argonne à marches forcées. Ma blessure me fait beaucoup souffrir. Relève à la Fille Morte. Ma section est en avant-garde et le bataillon disposé en profondeur. On attend une attaque ennemie. Autant dire que ma section est sacrifiée. Mais le temps se passe néanmoins sans incidents. Mon carnet marque « Poux et rats ». Le commandant cherche des prisonniers. Je pars en patrouille avec quelques hommes, mais ne ramène qu’un fusil boche. Départ à Villers en Argonne. Raymond m’y fait signe et je dispute à l’escadrille 43 le grand prix de leur jeu de petits chevaux... Mais dans la nuit même, l’ennemi attaque. L’auto qui me reconduit près des lignes me verse dans un fossé au ravin de la Chalade. Je parviens néan­moins à rejoindre à temps mon unité. L’atmosphère est terrible. Nous sommes bombardés par obus à ypérite. C’est un gaz qui attaque les glandes... Malheur à celui qui se soulage dans un trou d’obus. Un jeune chasseur s’en est suicidé. Nous mettons nos masques et évacuons nos hommes en grande quan­tité. Puis nous sommes emmenés à Pont Sainte-Maxence pour gagner l’Aisne.

C’est l’Aisne qui sera pour moi l’abomination de la désolation.


 

 

 

C’est la bataille de France.

À Montgobert, mes chasseurs canton­nent avec des écossais qui nous regar­dent défiler, assis sur le bord de la route. Nous constatons avec amusement qu’ils n’ont rien sous leur kilt.

Le capitaine. Leloup commande la 1re compagnie. Le capitaine Ducrocq, adjudant major, est en permission.

30 juillet 1918. Nous bivouaquons dans un bois à Saint-Remy Blanzy. Nous sommes à l’abri et nous rassemblons auprès du cuistot pour le café. Soudain un obus de 210 tombe avec ce sifflement qui lui est particulier et éclate au milieu de ma section. C’est un horrible massacre. 14 tués dont deux sergents. L’un a été projeté à plusieurs mètres en, l’air et est retombé sur moi. L’autre a eu la tête tranchée et lancée à 150 mètres de là. Mon petit caporal Récoursé a été complètement volatilisé. On aper­çoit des morceaux de son corps dans les arbres. Je suis bouleversé.

Nous arrivons le 1er août devant Grand Rozoy. Avec ce qui reste de ma section, il me faut attaquer. Le bombar­dement ennemi est formidable, et, chose curieuse, nous enivre littéralement, au point que nous attaquons en chantant la Marseillaise. Mon pauvre fusilier mitrail­leur meurt dans mes bras. A 11 heures, arrêt de la progression. Le bombarde­ment est trop dense.

2 août. La marche en avant reprend. L’ennemi, talonné par nos attaques incessantes, se replie. Nous gardons le contact. Launoy, Droizy, Muret et Crout­tes, Mast et Violaines tombent entre nos mains. Malgré notre fatigue et nos pertes, le moral est élevé.

3 août. Nous attaquons la ferme La Siège pour atteindre la vallée de la Vesle. Notre progression se fait la nuit. Dans le ravin de Couvrelles, le bombar­dement est terrible. 13 tués absolument déchiquetés. Je te revois encore, petit Gadan, tombé au bord du sentier le ventre ouvert, alors que tes camarades, dans la nuit, te marchaient dessus. Il faut avancer cependant, car le jour vient. À la Vesle, nous sommes pris d’enfilade par des rafales de mitrailleuses qui nous obligent à nous terrer à la ligne de chemin de fer où nous sommes pris à partie toute la journée par l’artillerie ennemie. C’est ce soir là, commandant Flottes, que je vous ai refusé de partir faire une tête de pont sur la rive opposée pour satisfaire le « communiqué ». C’était de la folie. Le lieutenant Deleuze l’a fait à ma place. Il a eu 19 tués.

Nous sommes enfin relevés pour huit jours. Le petit lieutenant Menu de Menu vient en renfort à la 1re Parmi les officiers, capitaine Pegard tué, capitaine Dumontier tué, lieutenant Arnoult tué, et mon carnet marque « blessés sans nombre ».

Le 14 août, nous remontons en ligne. Le capitaine Ducrocq est rentré. Taille-fontaine, bois de Bitry, plateau de Tartiers. Maudit plateau de Tartiers.

Attaque générale le 21 août. C’est un passement de ligne sur le 4e B.C.P. dont les éléments ont atteint la route de Nieuxy à Tartiers. A huit heures, nous arrivons à leur hauteur, mais il est impossible de progresser. L’ennemi a organisé là une résistance acharnée. Les pertes sont terribles. À 8 heures 30, mon ordonnance reçoit une balle dans la tête, mon agent de liaison trois balles dans le ventre. Le pauvre lieutenant Menu de Menil est tué d’une balle au coeur. Le capitaine Ducrocq vient se rendre compte du désastre. Il est tué d’un éclat d’obus à la tête. Le spectacle est affreux. C’en est trop. Je suis déses­péré. Le capitaine Clauzolles prend de sa propre initiative le commandement du bataillon, complètement désorganise. Il me choisit comme adjoint et me donne comme mission d’assurer la liaison à notre droite avec les corps voisins. Je suis tellement dégoûté que je pars seul, à découvert, et que j’arrive par extraor­dinaire à assurer dans cet enfer les liaisons voulues. Nous arrivons à occuper le haricot de Villers la Fosse et sommes à notre tour passés par le 29e B.C.P. Mais celui-ci a tant de pertes que nous restons en renfort. Enfin, le 25 août, nous sommes définitivement relevés par une division américaine.

Ce mois d’août fut terrible et nous sommes tous à la limite de notre résis­tance nerveuse. Des camions nous attendent que nous atteignons en déban­dade. C’est là que par hasard nous sommes croisés par la voiture du général Mangin. Que va-t-il se passer? Mais celui-ci, que les hommes du 9e corps appelaient « le boucher » se met debout dans sa voiture et, par son regard de dompteur, oblige tous les chasseurs à se lever et à se mettre au garde à vous.

Enfin, nous atteignons Monsoult Maf­fliers, près de Paris. Je suis chargé d’apprendre à la famille Ducrocq la mort du capitaine. Madame Ducrocq, Made­moiselle Ducrocq viennent me voir, ainsi que le Colonel et Madame Menu de Menu, pour avoir des détails sur la fin héroïque de mes camarades.

C’est infiniment douloureux.


 

 

 

 

 

J’envoie à ma mère, pour sa croix de guerre, ma dernière citation qui est signée du Maréchal Pétain : « Jeune officier au courage calme et souriant, animé des plus belles qualités militaires. A peine guéri d’une grave blessure, est revenu volontairement au front. Du 21 au 25 août 1918, a poussé hardiment des reconnaissances sur plusieurs points de la ligne extrêmement battus. A ren­seigné utilement le commandement et a assuré la liaison avec les corps voisins dans des circonstances particulièrement délicates. 1 grave blessure, 3 citations. »

Mais je suis découragé. Mes cama­rades officiers sont morts. Je ne connais plus mes hommes. La compagnie d’ail­leurs ne compte plus que 70 hommes. Le bataillon ne reçoit que deux cents hommes pour combler des pertes énor­mes. Et puis ma blessure me fatigue.

J’ai du mal à porter l’équipement du fantassin. Mon complet désarroi me fait faire une demande officielle pour passer dans l’aviation. Le péril est probablement aussi grand, mais on couche dans un lit. Il y a un bar, etc... au lieu de la boue, du froid et de la compagnie des cadavres. J’y ai cependant un certain mérite car je suis affligé d’un vertige incoercible.

Raymond et Victor viennent me voir. Raymond a été commotionné à Pierre-fonds par un accident d’avion au retour d’un vol sur les lignes. Mon frère Etienne est mobilisé au 4e bataillon de chasseurs à pied. C’est le sixième fils que mes parents voient partir pour la défense du pays.

Nous restons dix-huit jours au repos. J’en profite naturellement pour organiser des soirées théâtrales. La proximité de Paris me permet de faire d’utiles démar­ches et de ramener Dussane et Crôué de la Comédie Française ainsi que Fursy etWeill. Grand succès évidemment.

Et le drame recommence...

Départ en camions le 17 septembre 1918. Débarquement à Soissons. Can­tonnement à Vregny et montée en ligne à la Ferme Colombe devant le fort de la Malmaison, sous un bombardement intense. Nous savons que l’attaque est pour le 22. Ma section est la section de pointe de la compagnie d’avant-garde du bataillon. Je sais que c’est la mort.

21 septembre. Le lieutenant Breche rentre de permission, et m’apporte un pli de la part du Commandant m’en­joignant de partir immédiatement dans l’aviation. Miracle de la Providence! Je ne me le fais pas dire deux fois, et, après avoir pris congé du Commandant, du Colonel et du Général, je monte sur une locomotive haut-le pied, avec ma cantine entre les tampons du devant, à Berzy le Sec. Elle me fait gagner le train de Villers-Cotterets à Paris. A minuit, j’étais à Blois, sale, dégoûtant, en tenue de tranchée et avec la mentalité de rescapé d’une condamnation à mort. A Blois, mon père, qui ne se rendait pas compte du danger, a peu goûté ce dérangement intempestif au milieu de la nuit et j’ai dû, aidé par Raymond qui se trouvait là, me faire cuire deux oeufs pour tromper ma faim, n’ayant pas mangé depuis la veille.

Deux jours après, j’étais au centre d’instruction d’observation de Marigny le Chatel. Mon carnet porte « Vols quotidiens, photos, réglages ». Je dois dire que le jour de mon arrivée, j’ai bu plus que de raison (il y avait un piano au bar) et que, le froid aidant, je me suis retrouvé dans le fossé bras dessus bras dessous avec mon camarade Cusset. Puis examen final qui me permit d’entrer dans l’aviation comme obser­vateur et de partir à Cazaux pour un cours de perfectionnement.

Que l’on s’imagine le séjour de rêve que pouvait être pour moi cette école de Cazaux en sortant de l’enfer! On vole sur hydravions et on tire à la mitrailleuse sur cibles à terre. Je fais la connaissance de Max Durand et de Michel Veber.

Les nouvelles de mon bataillon sont toujours noires. Le lieutenant Breche, qui m’a remplacé à mon poste, a naturelle­ment été grièvement blessé.

Enfin, je suis affecté à l’escadrille Salm 8 de la 4e armée. Je la rejoins en tra­versant Paris où je me trouve par hasard le 11 Novembre 1918.

C’est là que j’apprends la nouvelle de l’armistice.

Toute la journée, j’ai pleuré toutes les larmes de mes yeux.


 

 

 

 

 

Tout Paris s’embrasse.

Je regagne mon unité d’aviation, c’est-à-dire la Salm 8. Mais là il m’est impossible de me présenter à qui que ce soit, tous les officiers étant à Paris pour fêter l’armistice. Je m’adresse au bureau de l’escadrille où l’on m’annonce qu’un officier de liaison est demandé à l’armée. Seul officier présent, je m’y rends et tombe sur une fête à l’escadrille d’armée 222, dite « des trois cocottes » commandée par le lieutenant de Cham­peaux. Je me mets au piano et, de ce seul fait, suis affecté sur le champ à ladite escadrille.

Escadrille de Breguet Renault. J’avais Roger Mollet comme pilote. Nous nous déplaçons en Belgique. Habay la Vieille, Habay le Neuve. Mon carnet de vol porte 16 heures de vol. Relations très agréables avec la population beige. Au

début de 1919, l’escadrille est dissoute. Je demande alors à réintégrer le 25e bataillon de chasseurs où j’ai fait toute la guerre.

Je le rejoins dans la Sarre, à Sarre­bruck même, mais je ne connais plus personne sauf le commandant Flottes. Je suis nommé lieutenant et je commande une compagnie. Je fais la connaissance du médecin auxiliaire Louis Aragon, chez lequel on prend le thé et qui récite des vers... Puis ma compagnie se déplace à Neunkirchen où il s’agit de faire face aux grèves des mineurs, et revient à Sarrebruck où nous passons notre temps en revues et défilés. J’avais un cheval assez fringant pour défiler à la tête de ma compagnie, en sorte qu’il m’arrivait pas mal d’histoires quand je dégainais mon sabre... Aussi, pour la revue du 14 juillet, ai-je demandé que les tram­ways de Sarreburck soient arrêtés. Ce qui fut fait.

Naturellement je montai une revue intitulée « La Madelon ». Je logeais chez d’aimables sarrois qui me soignaient avec dévouement quand j’étais malade, car bien entendu mes maux de gorge avaient repris depuis la fin des hostilités. Le docteur Wurtz me soignait également pour un abus de café qui me paralysait à mon réveil.

Mais il fallait songer à la démobili­sation. C’est alors que je m’aperçus que, par le fait des circonstances, j’étais officier d’active. Il fallut de nombreuses démarches pour faire accepter ma démis­sion et me faire passer dans le cadre de réserve. En attendant, je payai de culot et je louai un pied à terre à Paris, 7 bis, rue Eugène Carrière, sans savoir même ce que je ferais, ni si ma démis­sion serait acceptée.

Et nos boutonnières rougirent...

La promotion Fayolle nous apporta à chacun la croix de la légion d’honneur avec des citations rappelant celles que nous avions déjà. Robert d’abord, qui sera plus tard contre-amiral. Raymond, puis Victor qui mourra au cours de la guerre suivante, prêtre-ouvrier de la compagnie de Jésus, en déportation à Dachau. Quant à moi, je reçus ma croix dans la cour des Invalides des mains du gouverneur militaire de Paris.

Ma mère vécut encore quelques années, avant de s’éteindre dans le Seigneur. Mon père aura plus tard, lui aussi, la légion d’honneur à cause des nombreuses présidences d’oeuvres qu’il accumulait.

Je fus reçu à Evreux dans la belle famille de mon frère Robert et chez ses cousins Querenet au Pavillon de la Madeleine.

C’est là que je l’ai rencontrée.

Elle s’avançait dans l’allée de la Reine, tout habillée de rose.